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AtrásMéta-critiques : itinéraires transafricains
Mounir Fatmi, Nermine Hammam, Ananias Léki Dago
44th AICA Congress, Asunción, Paraguay, 18.10.11
Pour aborder la question sensible et d’une actualité permanente de « la critique en temps de crise », il me paraît utile d’emprunter les regards détournés de Mounir Fatmi, Nermine Hammam et Ananias Léki Dago, trois artistes qui incarnent des points de vue singuliers du champ sociopolitique transafricain. Soit, un plasticien rompu à la scénographie, une productrice d’image (comme elle se définit elle-même), fleuron de la « nouvelle photographie narrative » et un photographe presque à l’ancienne, poète du détail. Chacun d’eux féconde sa création en s’engageant sur des chemins de traverse. Les trois partagent la particularité de méditer le tabou, l’interdit du regard.
Les mutations sociales en Afrique et au Moyen-Orient ont vu les projecteurs se braquer sur cette région du monde au cours de l’année qui passe, les « printemps arabes » le disputant dans l’agenda médiatique du tumulte, au psychodrame postélectoral ivoirien dont l’épilogue a impliqué l’ancienne puissance coloniale la France, sous le couvert de la communauté internationale. C’est la trame de ce digest de l’actualité critique transafricaine.
Mounir Fatmi : Nettoyage de saison…
Mounir Fatmi a présenté lors de l’édition 2011 de la foire Art Dubaï « Les Printemps Perdus », une œuvre censurée, avant de trouver toute sa place dans la première exposition panarabe de la programmation officielle de la Biennale de Venise : « The futur of a promise ». À titre de comparaison dans les mêmes proportions, en 2004 le plasticien avait créé une installation quasiment similaire « G8 les Balais », affublant d’un balai-brosse les 8 emblèmes nationaux (étasunien, canadien, britannique, allemand, français, italien, russe, et japonais), représentant les puissances économiques planétaires. Montrée dans de nombreux musées, l’œuvre n’avait pas suscité la moindre controverse de la part des gouvernements mis à l’indexe. À ce compte- là, la liberté d’opinion pourrait passer pour un luxe en option. Pour donner la mesure de l’impact d’un cas de censure dans le cheminement d’un artiste comme Mounir Fatmi, je m’autoriserai à citer un extrait de notre correspondance puis à situer l’œuvre en contexte :
« «Les Printemps Perdus» [écrit-il] ont été censurés pendant les deux premiers jours de la foire Art Dubaï, ce qui est beaucoup pour une foire qui dure quatre jours. Par peur de choquer la sensibilité de la délégation officielle et de quelques responsables. Mon galeriste Eric Hussenot a préféré montrer l’installation censurée plutôt que d’enlever toute l’installation et cela après des longues discussions et négociation avec les responsables et le comité de censure. […] malheureusement ce n’est pas la première fois que je subis ce genre de traitement, mais je continue à faire mon travail et je laisse les censeurs faire le leur. Maintenant je me demande vraiment si je continue à montrer mon travail dans ce genre de manifestations. […]C’est vrai que la situation du monde est très critique, mais cela ne doit pas nous empêcher de faire notre travail. »
« Les printemps perdus », sont une installation minimale, portée par une scénographie sobre, légère, poétique, qui met en scène les 22 drapeaux en berne des pays de la Ligue des États arabes. Sous les pavillons tunisiens et égyptiens se dressent deux balais-brosses de 3 mètres de haut en référence aux soulèvements populaires qui ont mené à la chute respective de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et de Hosni Moubarak en Égypte. L’humeur contestataire au Maghreb, au Machrek et dans la péninsule Arabique en proie à la remise en cause violente de pouvoirs néo-patriarcaux, inspire cette œuvre évocatrice, subtile et percutante.
La symbolique du drapeau est forte d’identité et d’attribution du point de vue de l’anthropologie de l’État. Totem moderne, il peut virer au fétiche en raison d’un surinvestissement affectif ou d’une dramatisation des passions politiques. Il participe d’une liturgie profane qui institue un espace sanctuarisé du sacré-politique. Mounir Fatmi semble l’avoir saisi avec cette remarquable intuition d’un dispositif iconique à mi-chemin entre l’autel et la dramaturgie protocolaire universalisante. Ce faisant, il touche au cœur même de la représentation démocratique c’est-à-dire à la capacité de catalyser métaphoriquement le lien civil, d’opérer un transfert de transcendance en même temps qu’un partage solidaire de culture, de valeurs, de souveraineté. Les emblèmes nationaux renferment toujours une charge signifiante émotionnelle, rituelle, protectrice, voire performative à vocation fédérative. Ils rassemblent le peuple-enfant qui se drape sous leur égide telle une grande fratrie.
L’oblitération collective du père-chef recèle une dimension analytique, œdipienne, au sens de la fable freudienne de la horde primitive (Totem et tabou). Le ménage nécessaire suggéré par Mounir Fatmi ne porte pas sur la communauté des frères, mais sur les potentats qui se rêvent en ses démiurges castrateurs au risque de verser dans la tyrannie. L’absence de balai interroge sur l’inertie de citoyens qui hésitent à se faire agents de salubrité dans leur propre foyer national. Elle ordonne, à la manière d’un planning, l’échéancier des tâches de ce vaste projet d’émancipation, de rénovation et de dégel sous les 20 bannières restantes. Les brosses indiquent ironiquement une dynamique et un effet d’entraînement euphorisant. À qui le tour ? Que reste-t-il à épousseter ? Où se cachent les ordures ?
Il y a dans cette héraldique contemporaine un caractère domestique qui souligne l’investissement civique de la sphère publique, l’espace national étant réapproprié par les peuples invités à l’agir-créatif en se saisissant de tous les manches à balai de leur Histoire pour − comme dit l’adage − balayer chacun devant sa porte.
Mounir Fatmi porte ici témoignage par l’esthétique du coup-de-balai, d’un printemps intemporel. Le plasticien se fait porte-étendard de ce revivalisme révolutionnaire panarabe à l’utopie enchanteresse, rompant avec la monotonie ambiante de lendemains qui toujours déchantent. L’artiste mobilise les ressorts de la connivence, procède par allusion suffisante, mêle indistinctement roman familial et romantisme populaire de bon aloi, avec une irrévérence et une impertinence critique coutumières. Il dématérialise son objet en lui assignant une fonction symbolique cardinale, comme s’il s’agissait d’asséner à l’envie que tous les symboles donnent à penser.
Nermine Hammam : revolution@placetahrir.com
Portant sur un cas particulier de ces révolutions arabes, la série « Uppekkha » de Nermine Hammam offre un portrait à front renversé des projections bienpensantes sur l’armée égyptienne, sa place dans l’imaginaire collectif et son rôle dans la révolution de la place Tahrir en même temps qu’elle pointe la tendance contemporaine à lire le réel sur un mode fictionnel, celui du storytelling d’inspiration hollywoodienne. Impatiente de rejoindre son pays pour échapper à la fabrique médiatique de la « révolution 2.0 », dont elle a elle-même vécue les premières heures à Paris, les yeux rivés sur l’application Facebook de son smartphone, Nermine Hammam a rejoint en urgence dans l’après-coup, l’antre révolutionnaire cairote pour saisir les restes d’une mémoire collective et d’une mythographie en train de se forger.
Ses photos soulignent la transfiguration du banal par le discours médiatique et font à leur tour fictionner le réel. Elles prolongent son interrogation des marqueurs sexuels et de la discipline corporelle (au sens ou l’entendait Michel Foucault), initiée dans ses travaux sur la plage d’Alexandrie et l’asile psychiatrique du Caire. À la brutalité des engins de guerre et des hommes en arme, elle oppose comme en une série d’oxymores : la « tendresse militaire », la «virile coquetterie », la « fragilité masculine ». Elle affirme ce faisant, son désir de documenter l’autre, l’à côté, la marge, le hors-champs de l’histoire cathodique.
Aux poncifs sur le monde arabe perçu comme monde phallique, lieu d’expression paroxystique de la virilité, elle répond par un savant brouillage de l’identité de genre mettant en crise des représentations à l’équilibre instable. Derrière l’armée se cache les mythologies patriarcales, l’héroïsme préfabriqué des comics, ou du cinéma relayé par l’univers des jeux-vidéo qui diffusent en haut-débit les projections de l’imaginaire militaire occidental. Au regard de la sacralisation de l’institution militaire en Égypte, Nermine Hammam se met au risque en dépeignant une armée juvénile de soldat efféminés, d’enfants perdus, qui tranchent avec la projection virile née de l’imagerie des forces de l’ordre, plus spécifiquement d’une certaine brutalité policière familière. C’est le spectacle médiatisé des populations communiant avec les soldats qui fournit l’ancrage de cet effacement de la distinction super-héros versus homme-ordinaire. Sa critique en creux vise l’intrusion de la soldatesque dans l’environnement urbain et son enracinement après le départ du chef d’État déchu issu de ses rangs.
À défaut d’évacuer manu militari de la ville le vert-de gris et les bottes de cuir qui menacent d’y établir à demeure leurs quartiers, Nermine Hammam transborde ces soldats dans des, hors-lieux, lieux de villégiatures plus conformes au tourisme-révolutionnaire planétaire auquel invite en flux tendu la sarabande médiatique ambiante. Elle accentue les traits de féminité en les travestissant par une touche de peinture potentielle en jouant des effets de mascarade de sa palette graphique. Aux premières heures du soulèvement le récit télévisuel magnifiant le rôle des réseaux sociaux et exaltant le taux de pénétration d’Internet de l’ordre d’un habitant sur cinq donnait, en Europe et en Amérique du Nord, le sentiment d’une révolution par procuration. L’évènement assurait de fait pour le téléspectateur des sociétés des anciennes démocraties libérales une fonction cathartique de substitution aux conflits de pouvoir réel qui les hantent. C’est cette toile de fond que Nermine Hammam reprend à son compte. Les paysages kitch de ces cartes postales dé-temporalisées en même temps que dé-spatialisées sont abusivement colorisées ce qui leur confère un soupçon d’onirisme, d’utopie. La plasticienne y introduit des objets qui renvoient à l’univers ludique, comme des circuits électriques par exemple laissant imaginer que ces soldats-là jouent à la guerre avec l’insouciance de bambins qui joueraient au petit-train. La critique porte donc simultanément ici et là-bas, dans les deux directions d’un regard en miroir.
Dans un texte de présentation de cette série destiné au catalogue de la prochaine Biennale de la photographie africaine de Bamako, Nermine Hammam ose le rapprochement avec Guernica, en revendiquant la guerre comme communauté d’objet avec le maître catalan. Il semble que plus qu’une variante d’expression de l’horreur de la guerre, « Uppekkha » porte témoignage de sa passion pour les libertés publiques.
Ananias Léki Dago : l’incrusté.
Avec « Embedded », Ananias Léki Dago touche frontalement à la question politique et à la photographie documentaire à la façon de Salgado, presque absente de son approche quasi ethnographique aveugle à la couleur. Cette série porte témoignage de son regard sur la crise sociopolitique ivoirienne qui l’a contraint à la situation de migrant alors qu’il entendait jusque-là contribuer à l’émergence d’une « jeune photographie » dans son pays en animant les « Rencontres du Sud » en 2000, puis 2002. C’est alors qu’éclate le 19 septembre 2002, une rébellion armée qui partitionne la Côte-d’Ivoire en « zone libre » et en « zone assiégée ». Le photographe vit cette douloureuse expérience d’écartèlement national avec le sentiment d’une amputation géographique, d’une mutilation. Le refus de la Croix-Rouge ivoirienne de le laisser faire son métier en lui permettant un libre accès au-delà de la « zone dite de confiance » matérialisée par la présence d’une force d’interposition française et onusienne augmente sa frustration puisque ses collègues européens y étaient habilités. Ironie du sort, il envisageait de photographier la cohorte de déplacés de guerre, condamnés à l’exode et à l’errance dans le quadrilatère ivoirien.
En 2008, l’exil parisien lui offre l’opportunité tardive d’une rencontre avec un officier général français qui exerce alors le commandement de la Force Licorne, détachée en Côte-d’Ivoire pour séparer les belligérants sous mandat onusien. La discussion qui s’engage entre les deux hommes, lui permet de soigner la blessure narcissique inaugurale. Le commandant de la Force Licorne est un ancien des Beaux-arts piqué de photographie. Il s’intéresse de près à la réflexion du photographe ivoirien et en particulier à un de ses aspects philosophiques qui consiste au rejet du sensationnel, à l’interdit de représentation du sang qu’il s’impose, à sa préoccupation de la trace comme tous les chasseurs. Le général lui propose de l’accompagner en Côte-d’Ivoire où l’armée française a une conscience forte d’une dégradation de son image depuis les évènements critiques de novembre 2004 qui ont occasionné le départ massif d’à peu près 8 000 expatriés français. Suite au bombardement d’un cantonnement français à Bouaké en « zone Centre, Nord, Ouest » (zone dite CNO), les troupes françaises ont détruit les aéronefs des Forces Armées Nationales de Côte-d’Ivoire et réprimé brutalement des manifestations populaires faisant de nombreux blessés et des morts civils par balles dans une opération de « maintien d’ordre ». Pour atténuer le ressentiment qui s’en est suivit, l’armée française se constitue en ONG et mène sur la base du volontariat des actions militaro-civiles pour apporter de l’aide dans les villages (construction de puits, réparation d’écoles endommagées, ravalement d’habitats, etc.).
Ananias Léki Dago est intégré dans le cadre de cette opération de séduction qui revêt tous les atours d’une communication institutionnelle post-crise. Son statut d’immigré ivoirien revenant dans son pays pour y travailler sous protection militaire française ajoute à l’ambigüité. Il relève au moins deux niveaux d’instrumentalisation. L’une consentie : la sienne. L’autre subie du fait d’un rapport d’assistanat naturalisé par une relation de domination multiséculaire : celle des villageois. Pour ce qui le concerne le double jeu et la convergence d’intérêt en dépit des apparences est clair et l’illusion de maîtrise des termes de l’échange partagée. Il s’agit pour l’officier général pris au piège de la représentation de soi sur fond de culpabilité, d’un jeu de pouvoir. Et pour le photographe hanté par une inclinaison compulsive à la subversion par l’image, d’un jeu de construction esthétique. Cet observatoire privilégié ne manque pas de soulever des questions sur la possibilité d’un regard critique dès lors qu’on est placé dans un environnement balisé contraignant jusqu’au champ de perception.
Ce vis-à-vis, comme celui qu’on retrouve en continue sur ces clichés habités par l’impensée de l’inégalité mise en exergue par le photographe, rappelle l’histoire en crypte de la relation d’indocilité de la rencontre coloniale. Le quadrillage de l’espace par les soldats pose quant à elle, la question centrale de l’appropriation territoriale. Ce qui frappe dans l’ensemble de la série en forme de parabole c’est d’une part : la sophistication et la démesure des moyens matériels et techniques, rassurant pour les soldats français ; d’autre part : les lignes de démarcation entre nature et culture, sauvage et civilisé, enfance et maturité. La position des sujets et des objets dans l’espace, leurs tailles, leurs postulations, tout fait signe, tout fait sens. La charge symbolique est plus violente qu’il n’y paraît à première vue, même s’il se dégage paradoxalement un regard attendri.
Ananias Léki Dago aborde cette mission, lucide sur le rapport de force insidieux qu’elle suppose et pétrit de scepticisme sur les bons sentiments de l’aide humanitaire désintéressée. Il installe d’emblée le trouble en induisant un climat de tension qui réveille des réflexes paranoïaques au sein de la troupe. Il vit l’expérience sur le mode de la performance artistique naviguant librement entre officiers et homme du rang. Il déambule d’un mess à l’autre, voyage en Transall, affiche des signes de connivence avec la hiérarchie, suscitant de ce seul fait la jalousie et la méfiance de la deuxième catégorie. Il arbore ostensiblement le carnet de note dans lequel il consigne le relevé de son observation participante, en jouant de l’étiquette intellectuel au milieu de ces hommes empêtrés dans l’action de terrain. Armé de son appareil, il singe avec un sens consommé de la provocation les mimiques de ses hôtes astreints au rituel quotidien du soin porté à leur armement. Son arme raille t’il, « tire pour conserver » tandis que les leurs « tirent pour détruire et tuer ». Lui-même éprouve un certain malaise étant donné le double rejet auquel il est confronté de la part des populations, comme des soldats, en raison de sa posture ambivalente d’outsider du dedans revendiquant son statut d’ivoirien. Traître pour les uns, il passe pour espion aux yeux des autres. Le photographe suscite en tous cas l’interrogation des militaires ivoiriens et des soldats français originaires d’outre-mer dont sa présence met l’identité en question. Il pousse à son comble la mise en crise du nouveau contrat de civilité qui se noue sous ses yeux entre gens d’ici et gens d’ailleurs dans une Côte-d’Ivoire inquiète, angoissée, hallucinée.
Ces trois itinéraires artistiques imbriqués montrent que la visée critique est consubstantielle à la démarche d’art contextuel pourvu qu’elle soit dénuée de toute ambition de duplication du réel. Elle impose au critique attitré une fonction plus descriptive que théorique dans un effort d’interprétation qui fait coïncider explication et compréhension. C‘est ce jeux en miroir que j’entendais résumer par l’emploi du barbarisme : méta-critique.
© Franck Hermann Ekra